mardi, décembre 04, 2007

Nevermind

Nous sommes en 1970, Lara Fabian naît, Jimi Hendrix meurt, chacun y verra ce qu’il voudra. D’autres choses se sont passées comme le Traité de non-prolifération des armes nucléaires entre Nixon et Brejnev, mais dès que je repense aux sourcils de ce dernier, je me dis que cela ne peut pas être sérieux.

Donc 1970 du côté de Mexico, vers l’été, la Coupe du Monde touche à sa fin, une demi-finale entre le Brésil et l’Uruguay, les deux seuls pays d’AmSud a avoir gagné le trophée, un match pour la suprématie continentale en attendant le monde, la revanche de la finale de 1950 au Maracana. Mais le score ne compte pas pour une fois, le Brésil a gagné 3-1 et c’est la dernière information que l’on retient de cette journée. Non l’Histoire a retenu autre chose, un moment stérile, deux secondes qui durent depuis ce moment-là, c’est à dire depuis des dizaines d’années.

L’action se passe dans un souffle et pourtant c’est un film qui défile, oui c’est une tragédie, grecque évidemment, les brésiliennes n’existent pas, et comme le monde est parfait, il y a 5 actes, on respectera au moins l’une des règles classiques.

Acte 1 :

Côté gauche de l’attaque brésilienne, l’ailier a la balle. Je fais tout de suite une parenthèse sans rapport aucun, mais je dois annoncer qu’il m’a fallu mettre en place une somme considérable de moyens pour trouver le nom de cet ailier, et je ne félicite pas les encyclopédies, reportages, documentaires, qu’il a bien fallu regarder en avance rapide pour retrouver cette information indispensable à cette histoire. Cela a pris deux mois, c’est dire la somme de conneries à ce sujet que j’ai pu entasser, heureusement chez mes parents, sur ce sport. Alors je reprends à gauche, sur le côté de la bonne conscience, du désintérêt et dans le pire des cas, du sacrifice. C’est Jaïrzinho. Il touche à peine la balle, elle vient de derrière mais elle semble déjà téléguidée vers d’autres horizons, absorbée plus loin, pour quelqu’un d’autre. C’est toujours la même, dès qu’on touche la balle, elle pense déjà à aller ailleurs, plus loin, plus haut, du milieu à l’attaque. On pense à une belle suite glorieuse. C’est une étape simple, rapide, mais nécessaire, il faut que l’action change de direction.

Je tiens de nouveau à faire remarquer l’investissement pour trouver le nom de Jaïrzinho, que je n’ai cité qu’une fois ici, et pourtant je tenais à mettre son nom. D’ailleurs pour le rentabiliser, je le mets encore plusieurs fois : Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho Jaïrzinho.

Je me sens mieux, passons à l'Acte 2, où l’intrigue se construit.

Acte 2 :

Jaïrzinho voit Pelé qui croise sa course, tout va très vite. Venant de la droite pour couper la course et emmener la balle avec lui, tout le monde le sait, tout le monde le voit. Le gardien a anticipé et sort à sa rencontre. Lorsque je dis qu’il sort à sa rencontre, il n’y va pas en promenant son chien, il court, non parce que comme cela tout a l’air très simple, mais l’action est très courte, ça va vite, là je ralentis pour vous expliquer, c’est tout. Alors le gardien arrive, lui il s’appelle Mazurkiewicz, si si il est bien uruguayen, oui je sais, il a sans doute eu de la famille qui avait peut-être quelque chose à se reprocher quelques années auparavant, ou l’inverse, mais ce n’est pas le débat. Alors Pelé arrive lancé dans une diagonale droite-gauche, déjà c’est une contradiction contemporaine mais encore une fois ce n’est pas le débat, Mazurkiewicz arrive à la limite de la surface plein centre, et la baballe dans tout cela, elle poursuit son petit chemin toute seule au centre de la pelouse dans une diagonale gauche-droite. Si je pouvais je ferais bien un dessin mais c’est tout simplement impossible, j’ai toujours été nul au pictionnary. Pelé arrive plus vite, va couper la trajectoire de la balle pour la mettre dans sa course et passer devant le gardien, pour pousser la balle dans des buts vides, c’est toujours plus agréable. La rencontre entre les deux va avoir lieu dans une solennité digne d’un fameux « il faut qu’on parle ». Let’s talk buddy. Mais non, chut, ne va pas Le déranger.

Acte 3 :

Pelé engage la conversation. Il se présente devant le gardien « Bonjour je m’appelle Pelé, je suis censé être le Roi et donc marqué un but, facile. », et l’émigré européen de répondre « Salut je m’appelle Mazurkiewicz, mes amis m’appellent Mazur, ma femme Maz, je viens de Pologne, et tu vas me faire devenir célèbre, je t’en prie, fais ce que tu veux. » Voilà ce que s’est à peu près dit, la vidéo n’est pas formelle, mais nous avons engagé les meilleurs liseurs sur lèvres pour comprendre ce qui s’était dit. C’est la rencontre, enfin, on y arrive.

Un ange passe. La balle est passée sans personne pour la toucher, le gardien a anticipé ce que tout le monde a anticipé, que Pelé prenne la balle. Non il l’a laissée passer. Tout le monde s’est fait prendre dans la feinte d’Edson, Pelé redresse alors sa course pour récupérer une balle qui va dans le sens opposé, les cuisses s’affaissent, les bras s’écartent, l’équilibre est précaire, c’est la déconstruction active, n’en déplaise à Derrida. Il lui faut une dizaine de foulées pour s’excentrer et retrouver son du, une dizaine de foulées où le monde se réveille, écarte les yeux et attend attend attend… Le but est vide, mais les seconds rôles uruguayens reviennent vite. Le dénouement se profile (le premier qui dit enfin a perdu).

Acte 4 :

C’est une très longue seconde, quand la feinte est encore dans les têtes, lui a déjà récupéré la balle. Il n’a pas touché la balle, et pourtant le panache est là, l’éclat est dans le laissez-passer. Il retrouve ses appuis, il se remet face au but la balle à portée de pied, le sens de l’action retrouvé.

Acte 5 :

Il frappe la balle, le but est vide, le gardien toujours absent, les défenseurs trop en avance et trop en retard, comme toujours. Pelé va marquer et c’est tellement beau, il frappe, décroise la trajectoire et tombe en déséquilibre, c’est l’acte 5, l’histoire doit conclure (oui oui enfin), les choses doivent se terminer. Que tout se passe bien, que le geste soit récompensé. La balle gliiissssseeeeee lentement vers le coin gauche du but, à gauche à gauche à gauche mais trop à gauche, elle fuit le cadre, s’en va toujours plus à gauche, normal, elle venait de trop à droite, elle court à côté définitivement. L’image est figée, les poitrines se gonflent, l’air revient, les gens recommencent à respirer. L’action restera dans son ensemble comme l’une des plus belles mais elle est ratée définitivement. Et que ce serait-il passé si Pelé avait pris la balle au début comme n’importe qui ? Il aurait marqué facilement sans obstacle, mais ce qui est sur c’est que personne n’aurait vibré, et personne ne s’en serait souvenu, un de plus… Il a raté avec passion, mais il a quand même raté. Il a essayé quelque chose à sa démesure, et finalement c’est un des plus beaux moments, pas parce qu’il a raté, pas parce qu’il a essayé, il a fait ce qu’il a senti sur l’action.




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