jeudi, janvier 08, 2009

Back in USSR

De papiers jaunis en images fatiguées, certaines carrières deviennent légendaires au fur et à mesure que les témoins disparaissent et que les souvenirs se déforment. D’éclats s’assombrissant doucement, il y a parfois du noir qui rejaillit, plus brillant encore un demi-siècle plus tard. L’image de Lev Ivanovitch est de celle-ci, son ombre sur la pelouse ne sera jamais aussi noire que sa silhouette. Son nom de scène est un éclair que l’on prononce d’un souffle sans laisser tomber la voix à la fin, comme une épée qui fend l’air, comme des bras qui s’étendent d’un geste prompt et ferme. Et pourtant il n’était que gardien, comme aujourd’hui il le reste tant son nom résonne dans les récits des grands-pères à leurs petits-enfants.

Yachine, Lev Yachine.

Son palmarès même fourni ne sera pas suffisant pour décrire sa carrière alors il est important de s’en débarrasser immédiatement et de ne pas revenir dessus : 78 sélections entre 1954 et 1970 dans l’équipe d’URSS ; 4è de la coupe du monde 1966 ; champion d’Europe en 1960 ; finaliste de l’Euro en 1964. Homme d’un club, le Dynamo de Moscou, où il entra lors de son service militaire pour ne plus le quitter : champion d’URSS en 1949, 54, 55, 57, 59 et 63 ; vainqueur de la coupe d’URSS en 1953, 67 et 70. Il aurait pu briller en coupe d’Europe mais les clubs soviétiques n’y sont entrés qu’en 1966.

Yachine sinon c’est la grande classe, dans la posture, le physique, le comportement, le calme, l’aura, l’absence de peur. Yachine sinon c’est une série d’erreurs d’amateur dans un pays qui ne rigolait pas avec le ridicule qu’il pouvait inspirer à l’Ouest par les erreurs de ses grandes figures sportives. Yachine c’est le mélange complexe d’un charme prolétarien, d’un physique industrieux et d’un charisme magique le précédant sur tous les terrains du monde. Pour ceux qui suivent encore, sa synthèse actuelle se résumerait dans la sobriété d’un Casillas, l’efficacité d’un Buffon, la réputation d’un Chilavert, les bras d'un Cech et les cocasseries inexplicables d’un Barthez. On mélange bien et le résultat est simple : le seul gardien de but ayant remporté le Ballon d’or, en 1963.

Mais avant tout cela, Yachine est un homme de son époque. Son père ouvrier le place à 14 ans comme apprenti mécanicien dans l’usine de métallurgie de Touchino. Nous sommes en 1943, la guerre fait rage, les Russes reculent devant les Nazis, le pays est saigné et l’heure n’est pas aux loisirs futiles. Officiellement. Car le jeune Lev découvre dans la discrétion des fins de journée de travail le foot et le hockey sur glace. Ce dernier sport permettra de lui ouvrir de nouveaux horizons sur le rôle d’un gardien dans le jeu de champ. Car vous n’êtes pas sans ignorer que le gardien de hockey est également un joueur de champ à part entière, chose totalement inconcevable à l’époque dans le football où le gardien est souvent celui dont on ne veut pas dans ses pattes et que l’on fixe sur sa ligne comme un 3è poteau. C’est également comme ouvrier qu’il joue de plus en plus régulièrement dans l’équipe de l’usine. En 1949, c’est l’armée. Mais le jeune métallo dont le potentiel a déjà été repéré par les recruteurs de la capitale ne fera de service militaire que le nom. Le club de l’armée, le Dynamo de Moscou, l’enrôle et le gardera pour toute sa carrière pour le meilleur très souvent, pour le pire parfois. Yachine, c’est aussi le pire. Lors de l’un des premiers de ses 600 matches avec cette équipe, il remplace le gardien titulaire à la mi-temps. Les adversaires égalisent à 1-1 sur un but idiot dont Yachine est responsable. Sauf que ses dirigeants l’ont exclu deux ans au terme de ce match, deux ans. Pour le but encaissé ? Non. Parce que le jeune et impertinent Yachine a déclaré de manière très audible en rentrant au vestiaire : " J’ai quand même arraché le match nul. " Il faut bien reconnaître dans cet acte héroïque une inconscience dont seule la naïveté est capable ou un sacré sens de l’auto dérision, auto dérision que les cadres de l’Armée Rouge, staliniens pratiquants, ne goûtaient très peu en 1949, même pas du bout des lèvres, ou alors sous la torture. " Cette période fut en fait la seule et la meilleure école que j’ai faite. J’y ai appris la patience et la volonté. " Merci Mme Pravda.

Eclosion retardée donc mais la magie sera là plus tard et c’est sur la scène internationale que Lev Ivanovitch deviendra Yachine lorsque l’URSS décidera d’intégrer les compétitions internationales en 1956. 1956, année ô combien sympathique du 1er dégel, du XXè Congrès, du rapport Krouchtchev, de la médaille d’or de Mimoun devant Zatopek au marathon. Budapest ? quoi Budapest ? Connais pas. Alors 1956, Jeux Olympiques de Melbourne. Pour sa première sortie en compétition, l’URSS est championne olympique de football avec son jeune-vieux gardien. La légende apparaît et se confirme deux ans plus tard lors de la coupe du monde en Suède, avant d’exploser en 1960 avec le titre à l’Euro. Ivanovitch est devenu Yachine et avec lui le gardien est devenu un leader.

Yachine devient l’araignée noire à la casquette vissée sur la tête. Une casquette froissée de Gavroche des faubourgs qui incarnait Yachine autant que sa tenue noire. Elle a son histoire cette casquette, ce fétiche qu’il ne portait pas lors de la demi finale perdue de 1966 face à l’Allemagne en coupe du monde. Une casquette qu’on lui a volée un soir de match au Stade Vélodrome mais que des Arméniens de Marseille lui ont retrouvée pendant la nuit. Une casquette que les dirigeants soviétiques, trop fier de pouvoir honorer la réussite communiste par un objet aussi illustre, lui ont pris dans ses dernières années de vie pour la mettre sous vitrine dans un musée, alors qu’on le laissait mourir dans une cage à lapin moscovite d’un cancer de l’estomac. Lui, pourtant ambassadeur malgré lui comme tant d’autres à cette époque de la suprématie auto déclarée d’un régime sur un autre (ou l’inverse), qui est mort en 1990 le jour du printemps dans une tristesse dont les gloires déchues ont le secret, tristesse morale et tristesse physique puisque récemment amputée de la jambe droite.

Car Yachine était un athlète particulier pour l’époque et pour son poste, 1,85 m et 83 kg. Il était le gardien du temple, le Cerbère que les attaquants adverses craignaient de croiser quand la plupart des gardiens étaient râblés, courts et inélégants.

Il reste aussi l’homme des belles boulettes, celles des bêtisiers, responsable et donc coupable de moments d’absence tout aussi étonnants que ses grandes prestations. Des erreurs qui ont valu à l’URSS de lourdes déconvenues en compétitions internationales comme en 1962 au Chili, contre le Chili où l’élimination de son équipe lui a coûté deux années d’exclusion de sélection nationale et de fenêtre internationale. Mais sa réputation est telle, son aura si grande qu’il se retrouve sélectionné dans une équipe mondiale pour le centenaire du football en 1964 à Wembley, une équipe mise en place par l’entraîneur du Chili justement. Et le monde le redécouvre. Et l’URSS en refait son gardien titulaire pour l’épopée de 1966 en coupe du monde. Une épopée qui se termine par deux défaites de rang mais une épopée quand même tant ses prestations sont à mettre à part des résultats de l'équipe. La première défaite en demi finale contre l’Allemagne, la seconde lors de la petite finale contre le Portugal du grand Eusebio. Cette dernière compétition internationale était sa revanche et même blessée il voulait la jouer. Ses prestations contre l’Italie, la Hongrie et même l’Allemagne resteront comme l’achèvement le plus abouti de son talent. A tel point que pour le match pour la 3è place contre le Portugal, un prestigieux hommage lui fut rendu : le but qui donna la victoire au Portugal fut inscrit sur penalty. Tiré par Eusebio, Ballon d’or 1965. Une fois le penalty marqué, Eusebio est venu s’excuser auprès de Yachine d’avoir marqué, anecdote qui définit assez bien ce qu’il représentait à l’époque.

L’histoire de ce gardien de but s’est donc écrite sur plus de 20 ans avec tout ce qu’il faut d’exploits et d’erreurs pour qu’il devienne une étoile encore inégalée à ce poste. Une étoile capable de faire chavirer les foules lorsque ses bras tentaculaires captaient des ballons que beaucoup n’auraient pu que regarder passer. Sa présence inimitable ne peut s’illustrer autrement que par son premier exploit sur la scène internationale, du genre qu’on raconte au coin du feu. C’était en 1956, pour l’un des premiers matches de l’URSS à l’Ouest, contre la France à Colombes. Si l’on ferme les yeux, on l’imagine dans une arène de 60 000 personnes, sur sa ligne, vêtu de noir avec sa casquette, seul devant l’attaquant adverse qui s’avance. Sur cette action, c’est Roger Piantoni qui se retrouve seul aux 6 mètres devant Yachine. Il arme et frappe puissamment pour une balle qui ne peut que finir au fond des buts. Yachine ne bouge pas et bloque la balle d’une seule main, imperturbable. Le public est sous le charme, il lui sera acquis sur tous les terrains.



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