vendredi, avril 03, 2009

Rock the Casbah

Il est toujours étonnant de voir que certaines défaites sont plus importantes que des victoires. Il est important de renverser la tendance, de tenter du moins. Pour la personne d’aujourd’hui, le public français n’aura aucun mal à le reconnaître, sa victoire reste magique. Mais l’autre public, celui des restes du Monde ne retient que la défaite du favori : la défaite du grand Emil Zatopek. La scène se passe pendant les Jeux Olympiques de Melbourne en 1956. Triste écho aux Jeux Olympiques d’Helsinki en 1952, tant l’organisation et les installations laissent à désirer. Inutile d’inventer, autant plagier. « Tout le monde s’accorde à trouver ces Jeux minables au regard de ceux d’Helsinki : organisation sommaire, nourriture médiocre, équipements défaillants. La robinetterie hoquette, le chauffage est caractériel, les lits grinçants se révèlent trop courts comme la piscine qui n’est pas aux normes, huit millimètres lui manquent pour être vraiment olympique. Puis quand ce n’est plus le vent lourd et brûlant du désert qui souffle, peu favorable aux coureurs de fond, c’est celui qui déferle à présent du Sud, glacial, tourbillonnant, provenant du proche Antarctique et pas terrible pour eux. Mais, le jour du marathon, c’est peu dire que le soleil est revenu. » Jean Echenoz, Courir.

Le décor est planté et c’est donc le jour de la course par excellence, la plus longue, la plus dure. Rien à voir avec celle clémente d’Helsinki, pourtant les favoris sont là, Zatopek, Kotila, Kelley, Mihalic, Clark, Filine, Karvonen, Perry… et potentiellement un Français pour qui c’est son premier marathon, lui, un spécialiste du 5 000 et du 10 000 et régulièrement défait par Zatopek depuis de nombreuses années. Un perdant né devant la machine Zatopek, la locomotive tchèque.

Mais cette course était l’enfer, la route, un chemin de croix. La désormais célèbre Dandenny Road a fait déjouer tous les pronostics, une route à l’extérieur de Melbourne où la recherche de l’ombre était vaine. Seuls les riverains étaient présents, mais quels riverains… Les journalistes présents en font des descriptions dithyrambiques : des hommes rouges de bières, de jeunes tenniswomen en minijupe, des joueurs de cricket s’arrêtant pour le passage des coureurs, bref des spectateurs et non des supporteurs comme on peut le voir encore tous les ans à l’Open d’Australie de tennis. Il y a des réputations tenaces… Les 20 premiers kilomètres de la course n’ont rien décidé du vainqueur. Au 20e kilomètre, il y avait encore 5 hommes en mesure de remporter le marathon, mais pas Zatopek déjà lâché. La grande montée du parcours a eu raison de son étonnante décontraction à saluer la foule à grands coups de casquette, prendre la pose pour les photos graphes, à fanfaronner… le maître n’était pas assez appliqué.

Cette course appartient donc aux éternels prétendants, aux seconds couteaux aiguisés par une dizaine d’années de frustration. Le dossard n°13 notamment, ce Français, triple médaillé d’argent à Londres en 1948 et à Helsinki en 1952, trois fois derrière la locomotive tchèque sur 5 000 et 10 000 mètres. Le Français qui a su tout au long de la course repousser des limites jamais atteintes pour lui, sur une route poussiéreuse où seule la ligne verte du tracé le guidait, où la conscience de l’effort l’abandonnait progressivement, comme un à un ses adversaires. Loin du climat froid de Finlande, c’est le soleil qui dans cette course fit le vainqueur. La veille de la course, Alain sut qu’il était papa, un argument qui écrase toute défaillance physique, lui qui au bout de l’effort abandonna même son mouchoir qui lui servait de couvre-chef et qu’il ne supportait plus tant son poids l’handicapait. Ce poids était également celui de la superstition. Les derniers Français à remporter le marathon, les seuls, l’ont gagné en 1900 et 1928, tous les 28 ans… ce qui donne un prochain vainqueur français du marathon en 1956…

Dans la course, il a été tellement étonné de se retrouver seul si tôt qu’il crut bon de devoir se laisser rattraper par ses poursuivants, mais il ne le crut que quelques instants… et pourquoi ne pas garder son rythme. Bonne inspiration. Continuer à son rythme. Refuser l’eau trop fraîche des ravitaillements pour ne pas perdre le rythme. Son rythme. Infernal pour les autres, autant que le soleil. Alain continuait, les caméras ne le lâchaient plus, sans savoir où étaient ses poursuivants qui étaient tous devenus, comme dans chaque grande épreuve sportive des compagnons d’une même galère, où les souffrances devenaient communes.

Comme il devait le reconnaître après la course, le 30e kilomètre, lorsque le dernier tiers du marathon se profila, il connut la défaillance, peut-être la peur de gagner : « A ce moment-là, j’ai senti la défaillance. C’était mon premier marathon, et j’ai bien cru que je ne finirais pas. Je souffrais le martyre, mais j’étais décidé à aller jusqu’au bout. J’étais heureusement seul, car sinon j’aurais peut-être douté de moi-même. Mais ne sentant personne venir à mes trousses, je pensai que les autres ressentaient autant la fatigue que moi. Le soleil frappait de plus en plus fort, me semblait-il, et les jambes me faisaient de plus en plus mal. Je dus donc faire appel à toutes mes ressources d’énergie. »

Mais il est devant et la vue du mât du stade Olympique à 3 kilomètres de l’arrivée lui donne des ailes, il accélère la cadence, porté par les acclamations grandissantes. Cent mille voix qui grossissent, doucement, progressivement, et deviennent l’unique moteur des derniers mètres, les ultimes mètres, les plus durs, et puis la ligne d’arrivée, ce fil de laine ténu qu’il faut franchir dans la peau nouvelle du vainqueur. À l’écart après la course, le nouveau roi alla embrasser les premiers survivants, Mihalic, Karvonen, pour le podium et Emil, 6ème, la tête dans le gazon, épuisé au-delà de ses limites, qui trouva la force de se relever pour lui : « Alain, je suis heureux pour toi. » Et ils s’enlacèrent. C’était leur dernière course ensemble.

Alain, 32 titres nationaux, 20 records de France, décoré par quatre présidents, né le 1er janvier 1921, ancien soldat pendant la 2e Guerre mondiale, blessé au pied en 1944 et qui faillit être amputé de sa jambe gauche, cité quatre fois pour la Croix de guerre, reconverti en garçon de café après la Libération, et qui court encore à plus de 80 ans, une quinzaine de kilomètres par jour, et plus de 50 stades à son nom.

Alain, que tout le monde appelle toujours Mimoun. Cours Alain, cours.